La civilisation est ce qui nous oppose à la barbarie. C’est une forme de culture sociale comprenant une langue, des croyances, et des valeurs communes à un groupe d’humains, plus ou moins étendu. Pour certains ethnologues, comme Spengler*, les civilisations évoluent comme des organismes, de telle sorte que de leur naissance à leur mort, certaines lois peuvent leur être appliquées, elles semblent toutes passer par des étapes bien déterminées. Ainsi chaque civilisation aurait sa durée particulière, durée vitale distincte du temps abstrait.
Nous connaissons tous de nombreuses civilisations qui, après avoir imprégné leur époque, sont passées par un apogée et un déclin pour enfin disparaître. L’application de cette analyse se heurte à plusieurs difficultés.
C’est ici que s’inscrit la réflexion de J.Soustelle en 1966
"Il peut arriver, qu’une civilisation cesse de s’incarner, pour une longue période, dans une société déterminée, sans pour autant cesser d’exister en tant que complexe de traits et de thèmes culturels. Le cas du judaïsme apporte la preuve de cette affirmation. Cette civilisation avait apparemment atteint son apogée sous les règnes de David et de Salomon, quand culture, société et État coïncidaient sur le territoire palestinien entre 1000 et 900 avant notre ère. Mais la scission de la société juive en deux États et la dispersion des Hébreux a la suite des invasions de Sargon et de Nabuchodonosor, lui portèrent le premier d’une série de coups terribles qui s’acheva par la destruction du temple de Jérusalem sous Titus et la liquidation de la révolte de Bar Kochba en 135. Depuis lors et pendant dix-huit siècles, il n’a plus existé d’Etat juif ni même de peuple rassemblé soumis a l’autorité d’un autre État, mais seulement une multitude de communautés dispersées, vingt fois chassées, exilées et persécutées, exterminées dans le monde chrétien et le monde musulman. Pourtant la civilisation hébraïque a survécu : Non point grâce au support matériel d’une « race », car non seulement il n’y a pas de race juive mais l’Histoire de la Diaspora montre que l’élément sémitique issu de la Palestine a reçu au cours du temps, l’apport de groupes ethniques divers, en particulier pas le biais de conversions au judaïsme ; partiellement grâce au maintien de l’hébreu comme langue rituelle, mais dans les communautés ou l’araméen, l’arabe, le yiddish, le ladino, ont été les langues de la vie quotidienne; essentiellement parce que cette civilisation, sans base territoriale, et sans structure politique s’est cristallisée autour d’un système d’idées religieuses et morales, de règles de conduite, d’attitude devant le monde et la vie. Elle s’est exprimée dans des livres sacrés et dans les commentaires de ces livres : La Bible (Torah), les explications du texte biblique (midrash) ; puis dans l’enseignement oral et dans les traditions (Mishna)dont la codification avec les gloses, anecdotes et apologues, lois et règles de toute nature qui en découlent a formé les Talmud de Babylone et de Palestine. Il est remarquable que l’immense travail qui a abouti à doter d’une structure intellectuelle et morale une civilisation sans terre et sans Etat se soit poursuivi et ait été mené à bien précisément à partir de l’effondrement de sa base territoriale et de sa charpente politique, entre le IIe et le VIe siècle.
Suivant son cours particulier dans la dispersion, la civilisation hébraïque, comme celles de l’Islam et de l’Europe auxquelles elle était associée sans se confondre avec elles a subi l’influence de l’hellénisme sous sa forme néo-platonicienne avec Philon d’Alexandrie et l’Espagnol Ibn Gabirol, ou sous sa forme aristotélicienne avec Maïmonide. Elle a exercé la sienne sur les Arabes et les occidentaux ; entre elle et ses contemporaines, en dépit des heurts périodiques, on observe le même genre d’actions réciproques que celle que l’on relève dans les civilisations dont les territoires sont juxtaposés. Des livres comme la Source de vie, d’Ibn Gabirol, le Guide des égares de Maïmonide, plus tard la mystique du Zohar, ont eu un retentissement étendu et dans le monde arabe et chez les penseurs chrétiens. Comme toutes les civilisations, celle des Hébreux a cherché a s’adapter aux circonstances changeantes et , ne pouvant le faire, à la manière des autres, par le jeu d’institutions régissant un corps social rassemblé sur un sol, elle a réagi par l’échange des « questions et réponses » entre les communautés dispersées en Europe et dans l’empire ottoman, par les études et les spéculations des écoles comme celle de Safed en Palestine et des yeshivoth de Pologne, de Lituanie et d’Ukraine. Échappant au danger de la fossilisation, elle a donne naissance a des mouvements mystiques comme la Kabbale, au hassidisme, au réformisme moderne, au sionisme, et a travers toutes ces aventures spirituelles traversées de terribles tribulations matérielles, elle a conservé ses structures fondamentales : Monothéisme exclusif, prépondérance de la morale, combinaison très particulière de la doctrine de l’alliance avec Dieu et de l’universalisme. Ainsi quand les événements ont rendu possible la restauration d’un État hébreux, ce moule territorial et politique a-t-il pu recevoir, incarné en vingt groupes physiquement hétérogènes et parlant plusieurs langues distinctes, une civilisation qui avait maintenu son identité malgré un exil de presque deux mille ans.
Comme tous les cas extrêmes, celui qui vient d’être mentionné est chargé d’une valeur démonstrative toute spéciale. Il souligne l’autonomie du fait « civilisation »par rapport aux phénomènes biologiques, économiques et politiques avec lesquels on le confond trop souvent. Il montre également que les civilisations, telles que nous les connaissons, et telles qu’elles se présentent pendant une durée très courte de l’histoire humaine, constituent des phénomènes singuliers qu’il est bien aventureux de réduire a des lois générales."
Texte tiré de : Les quatre Soleils, par Jacques Soustelle, 1966. Souvenirs et réflexions de trente-cinq ans de recherche d’un ethnologue au Mexique
* "Une culture naît au moment où une grande âme se réveille"(Spengler)